Déchéance

C'est un vieux livre de légendes religieuses, un peu écorné, le cuir bleu-gris de sa couverture délicatement ciselé de gravures d'orage. Les pages, malgré leur âge ont gardé une agréable teinte crème. Des enluminures soigneusement calligraphiées relèvent l'encre noire.

Il était une fois un ange, un guerrier doué et sage, respecté parmi les siens, craint par ceux qui s'attiraient son courroux ou craignaient la justice. Il s'appelait Vaerwenn, du nom d'une très vieille étoile, disparue de nos jours, et qui veillait sur la justice et la clémence. L'ange au fil des siècles ne cessait de croître en puissance et en intelligence, alors, on lui assigna un beau jour une mission de la plus haute importance. Les humains, en bas, sur terre, luttaient et s'entredéchiraient pour des prétextes futiles de magie, de pouvoir et de technologie. Le Très Haut décida donc d'envoyer un médiateur dont la sagesse saurait les sauver.

Vaerwenn descendit sur terre, revêtant une apparence que les yeux des mortels pourraient supporter. Des cheveux d'un blond cendré et des yeux bleus remplacèrent la forme de lumière que lui avait donnée le Très Haut, de longues ailes blanches demeurant toutefois dans son dos. Il alla donc à la rencontre des mortels, leur exposant les arguments les plus raisonnables qui soient pour tenter de les convaincre que leurs deux cités pouvaient cohabiter. Nul ne l'écouta. ni les mages qui se targuaient de posséder une puissance vieille comme le monde, ni ceux qui avaient découvert une nouvelle source de pouvoir, plus jeune et plus rationnelle, aucun de ceux-là ne tenta seulement de reconsidérer son point de vue.

C'est alors que les évènements prirent un tournant innatendu. La Cité Déchue, cité maudite condamnée à errer de toit en souterrain, de ruelle en passerelle, refit surface. Les Hérétiques de par ce geste, défiaient ouvertement les Cités plus anciennes, et celles-ci, sans consulter le Très Haut, s'unirent pour écraser les impies, créant l'Inquisition. Vaerwenn, sur ordre du Très Haut, se porta volontaire pour infiltrer les maudits et en apprendre plus sur leurs forces et faiblesses. Il vécut parmi eux pendant plusieurs années, observant, notant leurs actions, leurs stratégies, leurs failles, leurs espoirs, leurs effectifs...

L'impensable se produisit alors. Lui, l'ange parfait, le sage, annonça par une nuit d'hiver qu'il souhaitait la permission du Très Haut de s'engager dans la lutte aux côtés de la Ville des Toits. Il déclara aimer ces être nocturnes, imparfait et fiers, comme s'ils étaient ses frères, vouloir combattre pour leur liberté. Le Très Haut, pensant que la terre avait eu une mauvaise influence sur son ange favori, envoya ses envoyés le ramener au Paradis, car, malgré sa colère, il aimait toutes ses créations et Vaerwenn en particulier. Mais celui-ci refusa, une première fois, puis une seconde de retourner au ciel. Alors, au troisième et ultime refus, il fut déchu et ses ailes, prenant la couleur de la cendre parmi lesquelles il évoluerait désormais, furent brisées.


Il referma le livre avec un sourire désabusé. Il ne comprenait pas même pourquoi il le gardait, pourquoi il relisait les mots appris par coeur, retournait le couteau dans la plaie jamais cicatrisée. Pourtant... Il refusait d'oublier. Cette nuit-là, les trois archanges avaient demandé pour la troisième fois s'il consentait à reprendre le chemin du Paradis. Un monde qui lui était apparu soudain comme artificiel, hypocrite... Il n'avait pas compris d'où venait ce cynisme, ce regard qu'il ne se connaissait pas jusque là. Il les avait regardés, ne voyant que de jolis soldats de parades, qui ne comprendraient jamais son combat, des oiseaux dans la plus jolie cage dorée qui soit. Mais une cage dorée tout de même.

Et il avait fallut se rendre compte que VH lui avait donné goût à la liberté. Qu'elle lui était devenue indispensable. Il leur avait sourit, les larmes aux yeux. Non, non il ne pouvait tout simplement pas retourner là-haut, pas alors qu'il avait à faire ici, qu'il pouvait faire quelque chose ici. Il avait senti la colère de ce dieu qu'il servait déferler sur lui, changer ses ailes, teinter ses cheveux de cette couleur cendrée, faire virer ses yeux au gris... Il aurait dû devenir un être vidé de toute couleur, à cet instant. Mais le blond de sa chevelure, s'il avait pâlit, avait gardé de son éclat, le bleu de son regard refusant de céder place à un gris terne. Ce fut considéré comme l'outrage suprême.

Plus que d'avoir osé se lier à une lamesprit, plus encore que d'avoir refusé de retourner aux côtés de son dieu... Cela fut ce qui aurait dû causer sa perte. Car non, les archanges ne s'étaient pas contentés de lui briser gentiment les ailes, comme dans les légendes. Ils avaient déployé ces merveilles de persuasion habituellement réservées par l'Inquisition aux coupables, pardon, aux suspects interrogés. Le corps profané, déchiré, couvert de profondes plaies... L'esprit en miettes, dévasté, écrasé... C'est au moment où il croyait qu'il allait mourir qu'une voix s'était élevée. Et elle ne venait pas des cieux censés être compatissants. Juste d'une enfant.

C'est l'enfant qui le sauva, à la très grande surprise des archanges. Oui, les enfant de quatorze ans sont généralement considérés comme des êtres fragiles, innocents, doux... La gamine tenait plutôt de la peste, en l'occurrence. Elle avait croisés ses petits bras, leur lançant un regard pas vraiment aimable avant de leur annoncer que s'ils faisaient le moindre geste pour le blesser, elle les tuait. Vous pensez bien qu'ils avaient éclaté de rire, levé un pied pour lancer un coup de plus au corps brisé qui gisait au sol... Et là, le tigre leur avait sauté à la gorge, comme guidé par le regard furieux de la petite. Enfin tigre... Le fauve, quoi qu'il ait été. Puis, comme si de rien n'était, l'enfant s'était mis à parler de Crys qui lui avait demandé de venir l'aider, parce que vraiment, les anges ils étaient trop méchants, que ça devrait pas être permis, qu'en plus ils étaient pas polis... Bref un flot de questions auxquelles elle répondait toute seule.

Oui, on ne dirait pas comme ça... Mais c'était Shaëll qui l'avait sauvé. Une fillette... C'était à ce moment là qu'il avait définitivement compris que "chez lui", c'était VH. La terre ne lui avait offert qu'incompréhension,il était banni du ciel... Restait ce monde qu'il aimait, sur les toits, entre terre et ciel, jamais en repos, jamais en paix? Mais c'était son monde, désormais.